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Je déplore que des lecteurs viennent me dire qu’ils « ont ri » avec mes livres, et je me plains amèrement d’eux. Je l’ai fait à l’oral ou par écrit chaque fois que l’occasion s’est présentée. C’est un regret constant en moi ; je peux dire sans exagérer que ces commentaires ont envenimé ma vie d’écrivain. Je me répète, c’est inévitable, mais c’est du fait de la cause elle-même qui se répète, on me le dit de chaque livre que je publie : comme j’ai ri, comme j’ai ri ! Tous mes livres, tous mes lecteurs. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons qui font que je déteste l’humour en littérature (cela me regarde), parce que je crois que même si mes idées à ce sujet sont différentes, voire opposées, la répétition, déjà si prévisible, de cet « éloge », continuerait d’être un geste impoli, teinté d’une nuance paternaliste, dédaigneux, et, connaissant mes sentiments, directement agressif. Lorsque je commente cela avec mes amis ou mes collègues, ils me répondent toujours que mes romans contiennent effectivement des éléments humoristiques, y compris des blagues, et qu’il est inévitable de rire car elles fonctionnent, sont efficaces, intelligentes et originales. Ils me donnent des exemples, grâce auxquels eux-mêmes ont ri sur le moment, et quand ils me les racontent, parfois, je ris moi aussi, tant que j’y suis. Mais là n’est pas le problème. Cela me dérange qu’ils me le disent et que ce soit la seule chose qu’ils me disent. S’ils en sont restés là, c’est parce qu’ils n’ont rien trouvé d’autre. Le rire est la seule réaction qu’ils mentionnent. Ils ne me disent jamais qu’ils ont été émus, ou qu’ils ont été intéressés, ou que ça les a fait réfléchir ou rêver. « J’ai lu ton dernier livre : comme j’ai ri ! » Ça ne va pas plus loin. Et s’ils se rendent compte, à cause de mon silence ou de mon expression de mécontentement, que je n’ai pas aimé l’éloge, et s’ils veulent alors développer pour rattraper le coup, ils me racontent « comment » ils ont ri : aux éclats, aux larmes qui les empêchaient de poursuivre leur lecture, jusqu’à ce qu’ils aient mal aux côtes, jusqu’à ce que leur femme vienne leur demander ce qui leur arrivait, etc. Une fois, ou deux, ou trois, je l’aurais accepté de bon cœur ; je ne suis pas un maniaque. Mais trente ans à entendre la même chose ? Des dizaines de livres de rires et rien d’autre que des rires ? Je n’arrive pas à concevoir qu’un véritable écrivain, que n’importe lequel de mes idoles ou modèles, soient approchés par les lecteurs qui leur disent combien ils ont ri avec leurs livres. Ceux qui tentent de me consoler me disent qu’il n’y a aucune mauvaise intention : le livre leur a plu, ils souhaitent me le dire rapidement et sans entrer dans des analyses qui pourraient paraître pédantes ou hors de propos, et tout ce qu’ils ont sous la main, c’est cela. Après tout, le rire est une valeur positive ; on l’associe au bonheur, à la joie, à la satisfaction. Ils ne me convainquent pas. Le pire, c’est quand ils ont recours à cette stupide distinction : ils ne rient pas « de » toi, ils rient « avec » toi. Ah oui ? Mais le fait est que moi, je ne ris pas quand j’écris ! Je ne pourrais pas expliquer pourquoi j’écris (je pourrais encore moins expliquer pourquoi je continue d’écrire, après tant de rires) mais je peux assurer que je ne le fais pas pour provoquer en moi, ni pour provoquer chez qui que ce soit, une réaction viscérale, irrationnelle, animale, telle que le rire, comme je n’écris pas pour provoquer des aboiements ou des hennissements. Si c’est tout ce qu’ils ont à me dire, je préfère qu’ils ne me disent rien. De plus, j’ai dis à plusieurs reprises que cela me dérange, que cela me déprime, alors, pourquoi persistent-ils à le faire ? Et même si je ne l’avais pas dit, il suffit d’y penser un moment, il suffit d’avoir la moindre connaissance du travail solitaire et difficile d’un écrivain, pour se rendre compte que c’est une grossièreté. Ce serait seulement justifié avec l’auteur d’un de ces livres intitulés « Nouvelles Histoire drôles de Galiciens » ou quelque chose dans le genre.
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